Le rêve
Louise Michel
Comme le flot frappe la grève
Ou comme aux bois souffle le vent
Aux coeurs aussi chante le rêve
Plus que la vie il est vivant.
Plus puissant que toute puissance
Aussi plus haut il nous devance.
Le rêve est magnifique et grand.
Un homme rêve, un être étrange
Qui jadis devait être né,
Un linceul eut bien fait son lange
Pour vivre aussi dans le passé,
Pour aimer les sombres images
D'égorgement au fond des âges
En des temps au loin effacés.
Il va hanté d'horreur intense,
Il s'en va jetant un seul cri
Un seul dans l'épouvante immense,
Mort aux Juifs ! à tous, sans merci.
Traînant d'inconscientes foules
Au milieu de hurlantes houles
De primitifs il est suivi.
Mais qu'est donc cette fin d'époque
Qui mêle autrefois et demain,
Ce qui vagit à ce qui rauque,
Les râles au rire enfantin ?
Ce temps trouble, où Pierre l'Ermite
De la poussière ressuscite
Pour nier l'idéal humain ?
L'homme cherche un asile sombre
Et le silence autour de lui,
Il fuit le grand souffle dans 1'ombre
Qui partout sonne l'hallali
Entraînant les derniers fantômes
Dont les vents chassent les atomes
Disparaissant dans l'infini.
Ces spectres, le sang les appelle,
Partout des lacs en sont creusés;
Ils y viennent à tire d'aile
Planant sur les morts entassés.
Horribles, toutes les chimères
Mêlant leurs hordes meurtrières,
Au sang boivent par rangs pressés.
Ils vont, ils vont par les vallées
Par les plaines pourpres de sang
Où les foules tombent fauchées
Comme on coupe l'herbe d'un champ.
L'affreuse mer monte et s'élève,
Elle devient l'immense grève
Du passé hideux et sanglant.
Le sang des peuples qu'on égorge,
Par grands flots lourds va déferlant,
Au fond, avec un bruit de forge,
Le coeur du monde est là battant.
Spectre éternel aussi, qui bouge,
L'Océan noir fleuri de rouge
Toujours, toujours, s'en va montant.
Partout sous la pourpre rafale
Les bouchers de peuples, au loin
Rôdent ayant sur leurs fronts pâles
En lettres de sang : assassin.
Tous les Abdul Hamed horribles
Bourreaux, inquisiteurs terribles
Paraissent pour tomber enfin.
Et l'homme sortant de son rêve
Dans l'aube reconnut Alger
Dormant sur la sinistre grève.
Mais il ne vit rien remuer,
C'était bien la ville, mais morte.
Il regarde et sur chaque porte
Voit ceux qu'on venait d'égorger.
Aussi ceux qu'on traînait dans l'ombre :
Des vieux, des tout petits enfants
Sous les couteaux tombant sans nombre.
Qu 'ont-ils fait ? dit-il. Ils sont Juifs
N'as-tu pas dit toute la race
Doit périr sans laisser de trace ?
Nous sommes les tueurs passifs.
Le sang coule, c'était ton rêve,
Tu demandais l'égorgement ;
Avec son réveil il s'achève
Pourquoi cet épouvantement ?
Le sang lui jaillit au visage,
Il tombe avec un bruit d'orage
Dans le jour vermeil se levant.
Au loin rouge se répand l'aube
Dans les espaces infinis
Et pourpre elle étale sa robe
Sur la foule des asservis.
Partout la mort et les tortures,
Et, sifflant dans les chevelures
Des reptiles faisant leurs nids.
Lui secouant ses mains sanglantes
Ne retrouvera plus de paix,
De pourpre toujours rougissantes
Rien ne les lavera jamais;
Et rentrant dans l'horrible songe
Où le cruel passé le plonge
Il en porte l'horrible faix.
Les maîtres pour garder la terre
Ainsi déciment les troupeaux
Arabes et Juifs, ô misère !
Votre sang est pour les ruisseaux.
Quand se dévorent les ilotes
Les rois de l'or et les despotes
Peuvent engraisser les corbeaux.
0 pauvres foules qu 'on opprime !
Et qui sont pointers et setters
Dans la chasse où chaque victime
Gibier ou chien est un des leurs !
Le temps qui mêle les poussières
Démasquera de ses lumières
Les véritables égorgeurs.
Moi j'aime les hommes des tentes
Qui donnent le pain et le sel
Aux Voyageurs par les tourmentes
Et vivent libre sous le ciel;
Nul parmi ces pasteurs farouches
Ne regarde avec des yeux louches
L'hôte de son seuil fraternel.
Un soir en New Calédonie
Nous vîmes au soleil couchant
Paraître, ainsi qu'une magie,
Des Arabes en burnous blanc,
Ils étaient fiers, naïfs et braves
Et ne voulaient point être esclaves,
D'eux nous parlons bien souvent.
Amis, les rois de la finance
Sont de partout dans l'univers,
De Rome, d'Israël, de France
Et partout cruels et pervers.
C'est la révolte universelle
Qui sèmera la foi nouvelle,
La liberté de l'univers.
Louise Michel - Fragment du Cycle noir
Annexe à la brochure "Inquisition et antisémitisme, résumé de l'Histoire juive.
Imprimerie Marichal, Paris, sans date (probablement postérieure à juillet 1888)